Abd Al Malik droit dans son rap

Sortie du troisième album solo d'Abd al Malik, Dante. Le rappeur alsacien affirme la voie choisie avec Gibraltar : enracinement musical et littéraire dans une certaine tradition française, engagement spirituel et politique vigoureux.

Nouvel album, Dante

Sortie du troisième album solo d'Abd al Malik, Dante. Le rappeur alsacien affirme la voie choisie avec Gibraltar : enracinement musical et littéraire dans une certaine tradition française, engagement spirituel et politique vigoureux.

Deux ans après l’album Gibraltar, Abd Al Malik provoque un nouveau choc dans le paysage du rap français. En 2006, le disque qui l’avait révélé au grand public et lui avait valu le doublé Victoire de la musique-prix Constantin était sidérant par la hauteur de vue de ses textes, par son compagnonnage avec de grands et glorieux ainés comme Gérard Jouannest, le pianiste de Jacques Brel, par son refus de tous les clichés sonores ou idéologiques du rap français. Avec Dante, il enfonce le clou et même radicalise ses positions.

Musicalement, Gérard Jouannest a composé la moitié des titres du disque, qui ont été orchestrés et dirigés par Alain Goraguer, légendaire arrangeur des premiers albums de Serge Gainsbourg, et qui avait travaillé pour la première fois avec Jouannest il y a plus de cinquante ans. Tous ces titres ont été enregistrés en prise directe, le rappeur, le pianiste et l’orchestre étant installés dans le même studio et enregistrant tout ensemble – "à l’ancienne", comme au temps de Brel et Gréco.

D’ailleurs, l’album s’ouvre par un bouleversant conte moderne, Roméo et Juliette, interprété en duo avec "la meilleure rappeuse en France" selon Malik, la grande Juliette Gréco, qui prolonge ainsi l’aventure de son mari Gérard Jouannest. D’ailleurs, le rappeur aussi apparait en couple dans son disque : Wallen, son épouse, tient une superbe partie de voix dans Paris mais, directement inspiré par le Paris mai de Claude Nougaro, et a composé Raconte-moi Madagh, étourdissant titre expérimental aux frontières du hip hop, du rock et de l’abstraction…

Dans l’autre moitié des titres de l’album, les compositions de Bilal puisent aux racines du jazz des années 50-60, avec de superbes interventions du batteur Régis Ceccarelli mais aussi de son père, le légendaire André Ceccarelli. Et les samples choisis dessinent un paysage singulier : la voix de Serge Reggiani dans Le Petit Garçon, une boucle de Have You Got It In You d’Imogen Heap…

Bousculant les frontières de genre, multipliant les sources d’inspiration musicale et sonore, Abd Al Malik bouscule aussi les discours rituels du rap français. Déjà en rupture avec les logiques d’affrontement et de fureur, il ose revendiquer une démarche "patriote", affirmant son enracinement dans la culture française, son attachement viscéral à cette identité et son refus de la dépréciation méthodique de la France et de son histoire. Ainsi, dans Circule petit, circule, dans HLM tango et surtout dans C’est du lourd, dont le spectaculaire clip vidéo a lancé le buzz sur l’album, Malik s’en prend autant à la frilosité des politiques et des médias qu’aux prétendus mâles qui n’ont pas le courage du quotidien, et donne une leçon de France à ceux qui croient que la France leur appartient en propre comme à ceux qui se saoulent de l’idée ne pas lui appartenir. Et on discutera sans doute à l’infini, dans les cités comme dans les salons, sur Conte alsacien, dans lequel il prend soudain la parole en langue alsacienne – une audace jamais tentée dans la variété française, assumée en 2008 par un Noir d’origine congolaise qui revendique tranquillement être alsacien.

Littéraire avant tout

Même si Malik se sent influencé par les storytellers, de Bob Dylan à Notorious BIG, même s’il est aussi admiratif devant Raymond Carver que devant Jacques Brel, son écriture s’enracine dans la littérature de langue française et l’on croise au cours du disque Gilles Deleuze, Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou André Malraux. Et, dans Césaire (Brazzaville via Oujda), hommage à l’immense poète disparu alors qu’il enregistrait son disque, il place le théoricien de la Négritude dans une lignée parfois trop oubliée en ce qui le concerne, et qui est celle des plus grands poètes français – "Baudelaire, Rimbaud, Césaire", aime-t-il à dire. Et le titre de l’album est un hommage à Dante, considéré comme le fondateur de la littérature de littérature italienne. Une référence inattendue mais logique : Abd Al Malik voit dans l’œuvre du poète de la Renaissance, un effort fondateur pour transcender une forme ancienne en un art qui rende compte des réalités et des défis de son temps, une méditation sur les mythes et le passé qui permette de comprendre le réel contemporain.

Quand on lui demande sa réaction aux critiques qui le qualifient de "rappeur intello", il a un petit sourire à la fois navré et orgueilleux et il dit : "Je suis Malik, je suis moi." Et il cite son maître soufi, dont il reprend les paroles dans Gilles écoute un disque de rap et fond en larmes : "Lorsqu’on fait quelque chose, il s’agit d’y rester et d’en sortir ; lorsqu’on fait quelque chose, il s’agit d’en sortir et d’y rester." Une leçon de spiritualité, une leçon de rap, une leçon de vie.

 Ecoutez un extrait de

 Ecoutez Musiques du monde avec Abd Al Malik (Y. Chouaki - 27/11/08) - 1ere partie

 Ecoutez Musiques du monde avec Abd Al Malik (Y. Chouaki - 27/11/08) - 2e partie

Abd Al Malik Dante (Polydor/Universal) 2008
En tournée à partir de mars 2009